Jennyfer n'en revenait pas d'avoir réussi à laisser s'échapper de sa bouche de tels mots, une telle honte, de telles paroles, un tel regrette, qui provoquaient en elle un grand bouleversement. Elle détestait paraitre niaise — peut-être l'était elle un peu, par moments, en fonction des périodes et des événements — hors c'était exactement ce qui venait de se passer ici, quelques instants plutôt, alors que les mots interdits s'étaient échappés de s bouche, sans qu'elle ne puisse y réfléchir, sans qu'elle ne puisse tenter de les retenir, de les étouffer. Mais voilà, la demande de l'inconnu l'avait mise quelque peu... mal à l'aise ? Qu'était elle censée répondre à un jeune homme dont elle ne connaissait rien, rien si ce n'était que l'arnaque à laquelle il avait été confrontée avait fait monter en elle quelques sentiments de pitié, qui lui demandait s'il pouvait se restaurer chez elle le temps d'une nuit, avec un tel air de petit chien abattu ? Enfin, dire qu'il ressemblait à un chien abattu était sûrement exagéré, seulement, en le voyant ainsi perdu dans cette Cité de Fer dure, où les habitants étaient généralement tous plus terrifiants les uns que les autres, elle avait été éprise d'un petit pincement au cœur, et la mine du jeune homme lui avait apparu comme triste et peinée, bien qu'elle ne l'était pas réellement. Disons qu'elle avait interprété les émotions de l'étranger comme elle l'avait voulu, et non conformément à la réalité.
Ce n'était pas particulièrement le genre de Jennyfer de faire ceci, de prendre une réalité et de la traduire à sa façon, cependant il y avait quelque chose chez lui qui l'intriguait — si on pouvait appeler ceci de l'intrigue — et qui lui faisait, en un sens, perdre la tête : elle ne réfléchissait plus, laissait ses instincts prendre le contrôle, et finissait par dire n'importe quoi, avec comme conséquence la malheureuse apparence d'une fille idiote, à l'esprit guère aiguisé et relativement naïve.
Enfin, le jeune homme, suite à l'acceptation niaise et futile de Jennyfer concernant sa demande à coucher chez elle le temps d'une nuit, essaya de prononcer quelques mots à son tour, avec un air presque aussi gêné. Mais surtout interloqué, tandis que les mots sots prononcés par la jeune habitante du Royaume de Fer lui montaient à l'oreille avant de résonner dans son esprit. Il ne paraissait pas comprendre, et elle se dit qu'elle avait commise une grossière erreur. Ayant relevé la tête après s'être frappée cette dernière peu élégamment, elle eut le bon « plaisir » de pouvoir scruter les traits du garcon, lorsque celui-ci s'esclaffa d'un petit rire tout à fait charmant, qu'elle jugea frais et plaisant, et qui lui rappelait un peu celui d'un ancien ami par la même occasion.
Ce rire là, il lui semblait l'avoir entendu déjà des milliers de fois, dans une autre vie, dans une autre vie qu'elle cherchait tant à oublier, en plaçant toute son ardeur, tous ses espoirs dans la perte de ces souvenirs qui lui pesaient tant, sur son corps, sur son cœur, sur son âme. Elle n'aimait pas se dire qu'avant, qu'avant tout cela, qu'avant Black Hole, sa vie n'était pas parfaite, et qu'elle était terriblement loin de l'être. Les cris, les pleurs, les souffrances, les tristesses. Elle avait connu ça et peut-être pire encore, quand son souffle se faisait rauque, quand ses yeux se fermaient pour ne plus s'ouvrir sur la funèbre réalité qui l'entourait tout autour, qui l'asphyxait en l'empêchant cruellement de respirer, perdue, ou alors plutôt enfermée, dans une vie qui n'avait rien d'agréable, qui n'avait rien de plaisant, enchaînée à des règles sociales et morales qui la laissaient s'éteindre progressivement dans une dimension que personne n'aurait jamais dû avoir à connaître un jour et qui aurait dû rester secrète, le plus secrète possible. Une dimension qui n'aurait même pas dû voir le jour, qui n'aurait pas même dû exister, tant la douleur qui la composait était prégnante, tant elle se peignait partout, discrète de part ses couleurs obscures, mais imposantes de par les marques ténébreuses qu'elle laissait sur les corps et les âmes. Une dimension dont il était dur de s'échapper, et dont seuls les plus tenaces pouvaient en sortir, solidement aidés par les amours et les courages que pouvait procurer la vie quotidienne, en contrebalance.
« Je... je ne pense pas, non. Vous savez... Peut-être que j'ai la tête d'un fou furieux mais franchement vous n'avez pas de quoi vous inquiéter... Il m'arrive même parfois de me dire que je devrais être plus... » Il marqua une courte pause, semblant réfléchir pendant qu'une mine presque soucieuse vint envahir ses traits, et tirant définitivement Jennyfer de ses sombres pensées ressassées déjà un trop grand nombre de fois. « Enfin, bref, ne vous inquiétez pas. »
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Elle se sentit rassurée. Non pas qu'elle ait eu peur de lui — son aspect était loin d'être terrifiant, et elle était à peu près certaine de pouvoir prendre le dessus en cas de confrontation — mais plutôt qu'elle ressentit un vague soulagement de savoir qu'il n'était pas mauvais. Étrangement, elle savait intérieurement qu'elle aurait eu un certain désappointement s'il lui avait répondu que oui, il allait lui faire du mal, ou si pire encore, il aurait menti en prétendant que non alors que c'était ce qu'il prévoyait.
Tandis qu'il tira alors un petit sourire, il abandonna cette mine presque inquiète qu'il avait eu il y a à peine quelques instants plutôt, pour en prendre une plus amusée, plus amicale. Elle ne savait pas réellement ce qui motivait ces changements d'expression, cependant elle restait heureuse, d'un bonheur simplet il était vrai, de voir qu'il ne paraissait ni triste, ni en colère, ou quoique ce soit de ce genre. Son visage, encadré par des cheveux élégants et peu communs, avait quelque chose qu'elle trouvait attendrissant, quelque chose qui la poussait à des instincts maternels envers lui. Ce n'était pas la première fois qu'elle possédait de tels sentiments envers une personne — en quelque sorte, on pouvait dire qu'elle essayait peut-être de combler l'absence d'amour maternel qu'elle avait reçu dans sa vie d'avant — néanmoins il y avait quelque chose chez l'inconnu que tous n'avaient pas forcément. Il était, encore une fois, question de ses traits sur lesquels il semblait à Jennyfer qu'elle pouvait lire tant de choses, mais qu'elle n'arrivait point à déchiffrer. Comme s'il s'agissait là d'une autre langue qu'elle essaierait d'apprendre sans connaître une moindre notion. Elle était perdue, elle était perdue dans les deux grands yeux de l'étranger, lorsqu'il reprit la parole.
« En tous cas, merci beaucoup. Je... J'aimerais bien vous dire que je vous revaudrais ce service, mais je ne sais pas vraiment comment, alors... Oh, et je peux savoir comment vous vous appelez ? Ne vous sentez pas obligée de me le dire hein. »
L'évidence qu'ils ne connaissaient rien de l'un ni de l'autre la frappa alors une brusquerie qui l'ébranla quelques secondes, temps durant lequel elle resta là, stupide pour la deuxième fois, la bouchée légèrement entrouverte. Elle lui avait fait confiance dès le premier instant, en avait eu même un peu pitié, et avait décidé, s'il s'en montrait d'accord, de le prendre sous aile, sans même connaître de lui son nom. Or, après l'histoire de la lettre, elle avait résolument décidé de se montrer plus méfiante que jamais, plus prudente qu'elle ne l'était avant ; et Dieu sait si elle pouvait se montrer prudente !
« Tu peux m'appeler Gwendolyn. »
Elle eut un petit sourire désolé, autant pour les paroles qui allaient suivre que pour le fait de ne pas lui dire son « véritable » prénom, même si celui qu'elle lui délivrait là était son second. Elle n'avait l'habitude de donner son premier prénom aux étrangers, il s'avérait qu'elle avait été ainsi même dans son ancienne vie. Les gens qu'elle ne connaissait pas pouvaient être des sources de problèmes inépuisables. Ce qui faisait que, bien que ici elle éprouvait une certaine confiance instinctive envers le jeune homme, elle se sentait obligée de ne pas se « dévoiler immédiatement », de plutôt laisser place à quelques demis mensonges pour sa propre sécurité.
« Et toi, comment t'appelles tu ? »
Elle se sentait un peu mal de demander une réponse alors qu'elle n'avait pas, elle-même, répondu très honnêtement à l'identique question. Seulement, elle ne pouvait se permettre de déroger à ses propres principes de base, juste pour les beaux yeux d'un inconnu pour lequel elle éprouvait un certain besoin de protectrice. Il ne semblait pas particulièrement jeune, bien que son visage avait quelque chose d'une jeunesse un peu dérobée, et avait, si cela se trouvait, sûrement son âge, à quelques années près. Pourtant, elle était persuadée d'être plus vieille que lui ; elle pouvait affirmer, sans l'ombre d'un doute, qu'elle était son aînée.
Jetant un bref regard au ciel, ne serait-ce que pour une approximation de l'heure, elle se dit qu'il était temps d'y aller. Il n'était ni tard ni tôt, mais les brigands préféraient les débuts de fin de journée pour s'attaquer à leurs proies, pendant que ces dernières flanaient innocemment dans les rues. Oh, pour sûr, il devait avoir un peu moins de malfaiteurs à Terroshi que dans les autres cités, parce qu'ici, les habitants étaient des guerriers, presque des sauvages pour certains, et leur honneur était une chose que l'on ne pouvait entacher sans punition. De cette manière, les vols étaient souvent découverts, et si le malheureux qui était devenu proie était un habitant du Royaume de Fer, il s'en prenait à son malfrat, reprenait ses biens volés, voire même plus parfois. Tout ceci pour démontrer qu'il n'était pas un faible, et qu'il n'était non plus une cible facile à détrousser.
Un nouveau regard aux alentours, puis Jennyfer se rapprocha de son étranger, avant de poser une main amicale, quelque peu souveraine peut-être, sur son épaule et de lui annoncer :
« Viens, je vais te conduire jusqu'à chez moi. »
Heureuse de remarquer qu'elle était loin de ce « Tu ne me feras pas de mal ? » niais et idiot de tout à l'heure, elle nota avec une certaine satisfaction personnelle que sa voix avait retrouvé ce ton assuré d'ordinaire. Enfin, la voilà qui faisait demi-tour, entraînant le jeune homme avec elle de par une légère pression sur son épaule. Elle commença à marcher dans les rues, sachant parfaitement où elle les dirigeait, même si de temps en temps, sur son visage se lisait une ou deux interrogations quant au meilleur chemin à emprunter. Elle connaissait sa ville, elle savait quels endroits étaient plus tranquilles que les autres, quelles rues avaient une mauvaise réputation, elle savait aussi quelques itinéraires prendre pour ne pas prendre trop de tempos dans la foule, dans les ruelles les plus longues et les plus inutiles.
Finalement, les voici arrivés à bon port. Devant sa maison, sa précieuse maison, qu'elle chérit si fort, dont elle s'occupait si bien.